Interview avec Émilie | Regards sur le travail
Doctorante au sein d’Astrées, Emilie inaugure aujourd’hui sa chronique « Regard sur le travail » pour Astrées, qui portera sur la thématique du rapport au travail, qui se retrouve à la fois en transformation, en tension, et en question.
Ses écrits seront alimentés par des actualités et des lectures, mais aussi ses propres travaux de recherche en psychosociologie et sociologie clinique, ainsi que son expérience d’intervenante dans des organisations du travail.
En répondant à nos questions, elle nous présente son projet de thèse, en quoi il est moteur de cette nouvelle chronique et ses premières réflexions.
Peux-tu nous expliquer sur quoi porte ta thèse ?
Ma thèse a pour objet ce que je considère être un phénomène social récent nommé la « quête de sens au travail » ou « quête de sens par le travail ». Ce phénomène est souvent attribué à une population plutôt jeune et diplômée, voire « surdiplômée » (Dagnaud & Cassely, 2021), c’est-à-dire étant passée par des grandes écoles généralistes comme les écoles de commerce, Sciences-Po, ou les écoles d’ingénieur. J’ai à cœur de comprendre ce qui se joue derrière cette expression simple (en apparence seulement) et je me pose notamment les questions suivantes :
- Quelle construction sociale et historique amène ce rapport spécifique au travail ?
- Comment cette « quête de sens » se manifeste-t-elle dans les trajectoires et transitions professionnelles, qui sont menées à la fois au nom de certaines valeurs et à la mise en avant de la connaissance de soi ?
En quoi ce phénomène de la « quête de sens » est-il nouveau ?
La question du sens est bien sûr millénaire : depuis que l’être humain a pris conscience de la finitude, l’enjeu existentiel du sens de sa vie s’est posé à lui. Quant au travail, ses trois grandes significations sociales semblaient s’être relativement rejointes au cours du XXème siècle, au moins pour un temps. Le premier étant l’effort, la peine (c’est-à-dire le processus), le deuxième étant la production ou le réalisé (c’est-à-dire le résultat de ce processus), et enfin, le travail comme synonyme d’emploi (c’est-à-dire le statut), dont la forme dominante reste aujourd’hui le salariat. Ce qui a changé dans ce rapport au travail se raconte surtout par un discours sur la crise, ou plutôt, les crises, montrant bien les troubles subis par la catégorie de pensée appelée travail (Dujarier, 2021).
Tous ces bouleversements socio-historiques ont sans doute contribué à faire émerger progressivement le lien entre « sens » et « travail ». Mais l’année 2020, la pandémie et les confinements ont encore agrandi ce malaise, en ouvrant une brèche sur des questionnements portant sur le caractère « essentiel » et l’utilité sociale des métiers, même si le débat public s’est vite refermé.
Pour autant, on constate des mouvements dans la réorientation professionnelle : des transitions, des reconversions, voire des mises en retrait d’un marché du travail jugé insatisfaisant (plutôt celui du privé et des grands groupes en l’occurrence) par ces jeunes diplômés issus des classes moyennes et supérieures dans l’expérience de leurs premiers emplois.
Le discours de justification qui accompagne ces mouvements est souvent celui d’une préoccupation écologique grandissante qui vient interroger les modalités de contribution au monde, notamment par le choix de l’employeur. Dans ce discours, l’année 2018 semble avoir représenté un tournant, avec l’apparition des mouvements pour le climat.
Pourquoi réalises-tu cette thèse chez Astrées ?
Astrées est un do tank et think tank qui s’est donné pour objet la compréhension et la régulation des multiples transitions du travail et de l’emploi, notamment par la facilitation du dialogue en entreprise. Le cœur de son activité est donc intrinsèquement lié à mon objet de recherche.
Par ailleurs, depuis 2020, Astrées a rejoint le groupe SOS, structure incontournable du secteur de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) en France. Le « sens » et sa « quête » sont, justement, souvent associés à l’idée d’un monde du travail alternatif au monde marchand, une alternative incarnée historiquement par l’économie sociale. Or, l’ESS, avec toute sa diversité – qui rassemble sous un même nom économie sociale et économie solidaire et qui regroupe des associations comme des start-up sociales, est forcément porteuse de promesses mais aussi de désillusions, avec une rencontre des cultures aussi diverses que l’entrepreneuriat social et l’associatif militant par exemple.
J’ai d’ailleurs réalisé une première étape de recherche pour comprendre ce que des diplômés d’écoles de commerce et Sciences-Po cherchaient et trouvaient dans leur travail en rejoignant des incubateurs sociaux. Après enquête, j’ai amené à formuler l’hypothèse qu’il n’était pas pertinent de parler de rupture ou de révolte dans la trajectoire des élites (comme on l’entend parfois). On faisait davantage face à une « mise à jour » du modèle d’excellence qui s’étendrait au secteur de l’ESS, un modèle intériorisé lors du parcours scolaire et toujours en lien avec l’histoire familiale de chacun. Les personnes rencontrées semblaient vivre un processus commun de dialogue continu entre idéal et désillusion, entre adhésion et déception, avec une spécificité : la rencontre entre deux idéaux, celui de la réussite et de la justice (sociale et écologique).
Enfin, précisons que l’ESS n’est pas le « dépositaire » du sens au travail, mais je suis placée dans un environnement professionnel qui offre une résonance intéressante à l’analyse que je compte poursuivre.
Ça concerne beaucoup de monde, cette « quête de sens » ? Peut-on chiffrer ce phénomène ?
C’est une tentation bien connue de se dire qu’avant de réfléchir à quelque chose, il faudrait le quantifier, dit autrement, objectiver avant de penser : c’est le fameux « sens commun » évoqué par Serge Paugam (2012). Or, ce sens commun peut être un piège lorsque l’on cherche à passer d’une question d’actualité à une question sociologique. Certes, les faits sociaux sont caractérisés par leur régularité, mais celle-ci peut être attestée autant de manière statistique que de manière qualitative. Et l’épistémologie clinique dans laquelle je m’inscris privilégie cette approche qualitative, dans laquelle le chercheur ne va pas dérouler un protocole, mais mettra en œuvre dans son processus des va-et-vient entre vécus et conceptualisations.
Cela étant, des indices attestent le caractère grandissant de ce phénomène. Cette « quête de sens » est devenue un marché en soi : deux salons professionnels ont eu lieu cette année (une première), des entreprises ayant pour finalité d’accompagner la transition professionnelle du sens et de l’impact se développent, des plateformes dédiées aux emplois dit à impact apparaissent, etc. Médiatiquement, certains faits sont relayés comme étant le signe de ce phénomène. Je pense bien sûr au Manifeste pour un réveil écologique de 2018, aux livres de 2021 sur la « rupture des élites » de la journaliste Marine Miller ou de la « révolte des premiers de la classe » de Jean-Laurent Cassely. Le plus récent : l’appel d’étudiants d’AgroParisTech à « déserter » des emplois « destructeurs ».
Dit autrement, on sent bien que tous ces changements d’orientation, quelques soient les formes qu’ils prennent, viennent troubler la société en rapport à une promesse sociale, à ce qui était censé être une trajectoire normée/normale après avoir fait « de bonnes études ».
Pourquoi t’intéresses-tu au rapport au travail ?
Il n’y a jamais de hasard dans le choix d’un objet : étant-moi-même passée par des mouvements de transition professionnelle (dans la construction identitaire par le travail, dans ma professionnalité mais aussi dans l’orientation choisie), je suis très sensible à ce qui « fait événement » dans les parcours professionnels et particulièrement dans ce continuum des premiers emplois.
Ce qui me plaît particulièrement dans l’approche de la psychosociologie et sociologie clinique dans laquelle je m’inscris, c’est justement que cette proximité à l’objet de recherche, cette implication du chercheur, n’est pas un obstacle à la connaissance scientifique mais au contraire une richesse méthodologique si elle est mise au travail. A ce titre, la citation de Georges Devereux sur la subjectivité qui serait « la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive » (1967) me parle beaucoup.
Enfin, mettre le travail au centre de la recherche en France, c’est aussi partir de notre contexte national en forme de paradoxe connu depuis plusieurs dizaines d’années désormais, à savoir que « les Français perçoivent leur travail comme source de souffrance et de stress et ils en attendent beaucoup pour donner du sens à leur vie » (Davoine & Méda). Cela a de quoi intriguer !
Qu’est-ce qu’on pourra retrouver dans cette chronique ?
A partir d’actualités (des colloques ou des événements médiatiques), de lectures marquantes, mais aussi de mes propres travaux de recherche et de mon expérience d’intervenante dans des organisations du travail sur divers enjeux (la coopération, le changement, la conflictualité, ou encore la prévention des risques psychosociaux), cette chronique abordera des thématiques actuelles comme par exemple la RSE, la transition professionnelle ou la coopération d’équipe. Elle présentera aussi des réflexions théoriques et des comptes-rendus empiriques, avec pour fil rouge un regard critique sur notre rapport au travail.