Un travail trop « psychologisé » ?
Un travail trop « psychologisé » ?
Liens entre psychologie positive, développement personnel et travail
L’adjectif « psychologisé » fait référence au fait de recourir de plus en plus à l’explication des difficultés et réussites des individus par leurs qualités personnelles, tout en niant les facteurs sociaux économiques et historiques.
Cette tendance s’appuie sur l’individualisation croissante de nos sociétés, même si les deux phénomènes ne se confondent pas.
En réalité, la psychologisation n’est pas nouvelle : elle avait déjà été relevée dans les années 1970-80 sous l’angle de la diffusion de la culture psychologique par le sociologue Robert Castel (même si à l’époque celle-ci était surtout alimentée par le poids de la psychanalyse). On notera également que, depuis, plusieurs sociologues français ont développé une théorie du social basée sur la notion d’épreuves traversées par les individus (Martuccelli en 2006, Rosanvallon en 2021), montrant davantage d’importance à la subjectivité.
En psychologie, c’est aux Etats-Unis qu’un événement marquant a eu lieu, il y a 25 ans maintenant. Martin Seligman, chercheur devenu président de la prestigieuse American Psychology Association, lance un nouveau courant de recherche en rupture avec le freudisme qu’il juge trop négatif. C’est la naissance de la psychologie positive. Suivant une approche expérimentale, cette discipline s’intéresse à l’étude des aspects positifs de la vie, avec l’ambition de permettre aux individus d’apprendre à être heureux.
Cette légitimité scientifique acquise au fil des années fera peu à peu émerger une version dite populaire (et commerciale) de cet intérêt pour le bonheur : le développement personnel. Ces pratiques de travail sur soi (distinctes de la psychothérapie dans le fait de ne pas répondre « nécessairement à une souffrance psychique, mais de viser la croissance et la maturation psychique » – Brunel, 2009) sont passées des États-Unis à la France précisément par le monde de l’entreprise. Dans un monde de mondialisation libérale, le management est lui aussi mondialisé.
Dans la sphère professionnelle, l’imprégnation de la culture psychologique dans la pratique et le discours managérial a alors accru la tendance à la responsabilisation des salariés : valorisation de l’autonomie, incitation à la prise d’initiative, logique individuelle des parcours, etc. Dans cette même philosophie de promouvoir l’action des individus sur eux-mêmes et leur environnement, on pense aussi à la notion de potentiel : un moyen pour différencier deux individus aux mêmes compétences, dont les performances divergent, en s’intéressant à leurs ressources dites latentes (Mirallès, 2007).
« Si c’est positif, où est le problème ? »
C’est justement sur cette positivité qu’il est important d’avoir une réflexion. Il ne faut pas oublier que cette responsabilisation des salariés s’est notamment accompagnée d’une tendance contradictoire mais tout aussi vérifiée : leur insécurisation, avec le développement du précariat et de la précarité subjective, les tendances à l’isolement et les changements récurrents dans les organisations. Le corollaire à ce constat étant la dévalorisation progressive de l’action collective.
Alors que la contradiction structurelle Capital/Travail est masquée (a-t-elle pour autant disparu ?), on assiste à une nouvelle représentation de la scène de travail avec une dualité revisitée : les « vulnérables » et les « résilients » (Lhuilier, 2021). Et comment attendre des managers, aussi positifs soient-ils, qu’ils pallient à la violence de la compétition économique et autres facteurs structurels ?
Il faut dire que la conception de la société inhérente au développement personnel est particulièrement compatible avec un ordre conservateur : la responsabilité première est celle de l’individu, qui doit « s’aider soi-même » comme dans l’expression américaine « self-help ». « Avec le développement du capitalisme néolibéral, le Moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier » écrivait Vincent de Gaulejac en 2005. C’est en effet cette idéologie sous-jacente d’un sujet autonome qui est critiquable, masquant à la fois les déterminations mais aussi les interdépendances.
En démontrant que les pathologies psychiques avaient des déterminants sociaux, Alain Ehrenberg avait quant à lui nommé la dépression comme une « pathologie de l’insuffisance », typique de la fin du 20ème siècle. Cette injonction à « devenir soi-même » est devenue une nouvelle normativité psychologique : la question n’est plus « que m’est-il permis de faire ? » mais « que suis-je capable de faire ? ».
Dans une société nourrie de développement personnel, le travail sur soi pourrait en effet devenir un impératif, le risque étant que la psychologie utilisée soit moins émancipatrice qu’« adaptative » (Castel, Enriquez & Stevens, 2008).
Ce qui pose également question dans la place de ces pratiques dans le monde du travail, c’est l’idée que le développement personnel serait professionnel, et vice-versa. Un alignement des intérêts qui pourrait fonctionner quand tout va bien (« mon développement personnel sert l’entreprise, et ma progression professionnelle me rend heureux »), mais on peut imaginer que la confusion des scènes professionnelle et personnelle sera souvent au désavantage du salarié, quand il y a du sable dans l’engrenage.
Enfin, dans le sens commun, pour s’épanouir, il s’agit d’abord de se connaître. Mais de quel « Soi » chercherait-on à se rapprocher ?
Derrière cette conception unifiée, homogène et cohérente de l’individu, n’y a-t-il pas une illusion ?
Sources :
- Brunel, Valérie. « Développement personnel », Édition Agnès Vandevelde – Rougale. Dictionnaire de sociologie clinique (pp. 200-201). Érès, 2019.
- Ehrenberg, Alain. « Une société peut-elle être fatiguée ? ». Le Monde, 22 décembre 2021.
- Lhuilier, Dominique. « L’individualisation du travail au cœur de la psychologisation », Édition Sophie Le Garrec.
Les servitudes du bien-être au travail. Impacts sur la santé (pp. 53-68). Érès, 2021. - Ribot, Jean-Christophe, Le business du bonheur. Arte, 2022.